Le 16 mai 2011

La bête qui voyait l'homme

Sophie Payeur - collaboration à la recherche : Pierre-Yvon Bégin et Josée Labrie

La belle saison rappelle que nous partageons notre habitat avec celui de nombreuses bêtes sauvages. Plus qu'hier, semble-t-il. Et moins que demain.

En 2003, Stéphanie Houde et ses filles ont vu Ficelle, le chat de la maison, disparaître sans laisser de traces. L'année suivante, ce fut au tour de Salem, son noble remplaçant, de se volatiliser du jour au lendemain. Technicienne en écologie appliquée, Stéphanie Houde est convaincue que le coupable est le grand duc qu'elle a observé à plusieurs reprises autour de la maison. « Le grand duc est capable d'attraper un lièvre; il a très bien pu se nourrir des félins », explique-t-elle. Sa famille habite près d'un boisé et certains oiseaux de proie, tel le grand duc, ne craignent pas de construire leur nid dans des arbres situés près d'habitations humaines. « Mes deux filles ont mis un certain temps à s'en remettre, avoue Stéphanie Houde. Et moi aussi! »

Chacun a son aventure animalière. En ville ou en campagne, au chalet ou à la maison, la marmotte au style débonnaire se fait soudain moins attachante lorsqu'elle saccage le potager ou grignote le filage de la voiture. Inoffensives la plupart du temps, les chauves-souris réveillent en nous des terreurs vampiriques quand, à la recherche de chaleur, elles élisent domicile dans le grenier. Et que dire de notre ami l'ours noir qui secoue bruyamment les poubelles à la tombée de la nuit et qui, en 2009, a obligé les agents de la faune à intervenir plus souvent que les années précédentes?

« Il faut se faire à l'idée : les rencontres entre l'homme et l'animal seront de plus en plus nombreuses », soutient Fanie Pelletier, professeure en biologie à l'UdeS et spécialiste de l'écologie animale. Les hommes grugent et modifient chaque jour davantage le territoire qu'ils partagent avec la faune, multipliant ainsi les probabilités de rencontres fortuites.

Quand un animal vous importune

Le ministère des Ressources naturelles et de la Faune a mis en ligne une série de fiches pour mieux comprendre le comportement des espèces trouble-fêtes et rappeler que les interventions à leur égard doivent être faites dans le respect de la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune. Les renseignements présentés visent aussi – et surtout – à prévenir les histoires malheureuses. Dans le cas du grand duc, par exemple, un répulsif visuel comme un épouvantail aurait pu le décourager de s'approcher des animaux domestiques. Encore faut-il pouvoir identifier l'intrus qui rôde. Et ce genre d'incident peut-il toujours être évité?

L'expansion des zones agricoles et les changements climatiques poussent les ratons à étendre leur territoire plus au nord.

Le raton laveur est sans doute l'animal sauvage avec lequel l'humain a les échanges les plus périlleux par les temps qui courent. Omnivore, il trouve aisément de quoi se mettre sous la dent sur le terrain de propriétaires négligents. Le raton niche dans les cavités situées en hauteur des arbres, mais il peut aussi le faire dans n'importe quel espace creux accessible par une ouverture d'à peine 10 cm de diamètre! « Un collègue a déjà trouvé une famille complète installée au chaud dans son entre-toit, blottie dans la laine minérale », raconte Fanie Pelletier. La jeune chercheuse à la réputation internationale en connaît tout un lot sur la bête masquée. En colla-boration avec le ministère des Ressources naturelles et de la Faune, ainsi que d'autres chercheurs de l'UdeS et de Laval, elle mène la première étude à long terme sur la survie, l'émigration et la reproduction
des ratons laveurs.

Motivés par la découverte en 2006 d'un premier cas de rage du raton laveur en Montérégie, ces travaux visent à comprendre les voies les plus probables d'expansion de la rage au Québec. Ils permettront aussi de recueillir des connaissances scientifiques sur les vecteurs que sont les ratons et les moufettes, et de rendre plus efficaces les stratégies pour lutter contre la maladie. Depuis quatre ans, Québec procède à des largages aériens de vaccins en Montérégie afin de stopper l'épidémie provenant des États-Unis. On espère ainsi contenir la rage en dehors de la métropole, où les chats et les chiens non vaccinés pourraient facilement être atteints et contaminer leurs maîtres par la suite. Le virus de la rage s'attaque au système nerveux central et cause une encépha-lomyélite aiguë presque toujours fatale, tant pour les animaux que les humains.

On pourrait assister à la naissance de deux generations de limaces géantes par année. Les résidents de Sherbrooke devront peut-être s'armer de patience.

« L'expansion des zones agricoles et les changements climatiques poussent les ratons à étendre leur territoire plus au nord », fait valoir Fanie Pelletier. Avec leurs nombreux champs de culture et leurs bâtiments à proximité, les paysages agroforestiers du sud du Québec offrent désormais des conditions plus favorables à l'expansion de l'espèce. Au parc du Mont Orford, où l'équipe effectue une partie de ses travaux, pas moins de 40 individus nichent chaque année dans le secteur du camping Stukely. Les campeurs à l'humeur vacancière s'accommodent plutôt bien des ratons qui se régalent d'une tranche de pain tombée par terre ou d'une nouille oubliée dans l'eau de vaisselle. Les autorités, quant à elles, voient plutôt dans cette cohabitation accrue une véritable préoccupation de santé publique.

« On aime bien attirer et fidéliser des oiseaux dans nos mangeoires, concède le biologiste Marc Gauthier. Mais quand on sème du maïs sur des milliers d'hectares, on attire forcément des bêtes, et les problèmes qui viennent avec. Même à petite échelle, l'humain a des effets sur la répartition de la faune. » Chargé de cours à l'UdeS, Marc Gauthier est aussi à l'emploi d'Envirotel 3000, une firme sherbrookoise d'experts-conseils en environ-nement et faune, filiale de Genivar. En 25 ans de travail sur le terrain, il a aidé de nombreux résidents à solutionner des cas de cohabitation stressante.

Parmi ces cas figure celui de la limace géante, un gastéropode de 10 cm qui cause des désagréments aux résidents de l'arrondis-sement Mont-Bellevue, à Sherbrooke. Profitant du temps pluvieux pour se déplacer, des dizaines, voir des centaines d'individus gluants rampent sur les terrains, grignotent les potagers et grimpent sur les murs des maisons. Importée volontairement

Il faut se faire à l'idée : les rencontres entre l'homme et l'animal seront de plus en plus nombreuses.

D'Angleterre à la fin des années 1950 – des spécimens se trouvaient vraisemblablement dans la paille utilisée pour transporter le verre des fenêtres destinées aux premiers bâtiments de l'UdeS – la limace est surtout restée confinée aux alentours du Mont-Bellevue. Depuis, de nombreux développements domiciliaires ont vu le jour dans ce secteur. Exaspérés de devoir sans cesse ramasser les bestioles, des citoyens ont porté plainte à la Ville, qui a décidé de commander une étude pour mieux comprendre le phénomène et identifier des mesures de contrôle.

Les observations de Marc Gauthier lui ont permis de découvrir que de 15 à 20 % des limaces enclenchent leur cycle de reproduction plus tôt qu'à l'habitude, pondant leurs œufs en juin plutôt qu'à la fin de l'été. « Les hivers et les automnes plus doux des dernières années sont favorables à la croissance des limaces, dont une certaine proportion atteint la maturité de manière précoce », explique-t-il. Possible conséquence des changements climatiques, ces temps plus cléments pourraient entraîner éventuellement la naissance de deux générations de limaces par année au lieu d'une seule, comme c'est le cas actuellement. Les résidents de Sherbrooke devront peut-être s'armer de patience...

« Comme nos limaces indigènes, la limace géante n'a pas beaucoup de prédateurs naturels », fait savoir Marc Gauthier. Il n'y a donc pas de moyen miracle de s'en débarrasser. On peut toujours ériger des barrières mécaniques autour du jardin, avec du paillis d'aiguilles de pin, ou placer une bandelette de cuivre autour des fondations de la maison, ce qui aura pour effet de dissuader la bête de grimper.

Dans ce cas comme dans bien d'autres, il semble que la véritable solution soit d'apprendre à cohabiter. L'homme peut sans doute se consoler : les désagréments que nous subissons demeurent en général modestes si on les compare à ceux des bêtes sauvages qu'on côtoie. Celles qui sont mortes sur le bord des autoroutes témoignent que, bien souvent, c'est de leur vie qu'elles paient ­la traversée du territoire partagé.